La tragédie syrienne (la démence sans retour qui s'est emparée de Bachar Al-Assad, le martyre des civils canonnés par ses soudards) appelle plusieurs sortes de questions que la trêve estivale ne doit pas interdire de poser – les dictateurs, eux, ne prennent pas de vacances !
1. Faut-il intervenir ? Et la "responsabilité de protéger",
qui est la version onusienne de l'antique théorie de la guerre juste,
s'applique-t-elle à la situation ? La réponse est oui. Inconditionnellement
oui. Ou, plus exactement, elle ne peut être que oui pour ceux qui estimèrent,
en 2011, qu'elle s'appliquait au cas libyen. La cause est juste. L'intention
est droite. Ce sont les Syriens eux-mêmes qui – paramètre essentiel – appellent
à l'aide. Les recours politiques et diplomatiques, les tentatives de médiation,
ont tous été épuisés. Et les dommages causés par une opération de sauvetage des
civils seront, quoi qu'il arrive, moindres que ceux des canons à longue portée
"urbicidant" les villes insurgées.
Alep aujourd'hui, c'est Benghazi hier. Les crimes qui s'y
perpètrent sont ceux dont Kadhafi menaçait la capitale de la Cyrénaïque avant
l'intervention. Et nul ne comprendrait que, ce que l'on a fait là pour empêcher
un crime annoncé, on refuse de le faire ici, non plus pour l'empêcher, mais
pour l'arrêter alors qu'il a déjà commencé... Question de cohérence.
C'est-à-dire de logique. C'est-à-dire, comme disait mon maître Georges
Canguilhem, cet historien des sciences qui fut aussi une figure de la France
libre et qui aimait à se définir comme "résistant par logique ",
question de politique et de morale. Libye oblige.
2. Comment intervenir ? Et comment, en particulier, traiter
le veto russe et chinois ? La réponse n'est pas si compliquée que le prétendent
ceux qui sont résolus, d'avance, à ne rien faire. C'est celle donnée, le 11
mars 2011, par l'ex-président Nicolas Sarkozy aux représentants du Conseil
national de transition (CNT) libyen demandant ce qui se passerait si la France
n'emportait pas l'adhésion du Conseil de sécurité : "Ce serait un grand
malheur, avait-il répondu ; et il faudra tout faire pour éviter d'en arriver là
; mais si nous n'y parvenons pas, alors, il conviendra, avec les organisations
régionales concernées (Ligue arabe, Union africaine), de mettre sur pied une
instance d'encadrement substitutive qui permettra tout de même d'agir."
Et puis c'est celle qu'a indiquée, le 30 mai, à propos,
cette fois, de la Syrie elle-même, l'ambassadrice des Etats-Unis auprès du
Conseil de sécurité, Susan Rice, s'exprimant après une audition de Jean-Marie
Guéhenno, adjoint de Kofi Annan, qui commençait déjà de prendre acte de l'échec
de sa médiation : "La communauté internationale, lâcha-t-elle, risque de
n'avoir bientôt d'autre choix que d'envisager une action en dehors du cadre du
plan Annan et de l'autorité du Conseil." En dehors de l'autorité du
Conseil ! La propre ambassadrice américaine !
"LE VETO RUSSE ET CHINOIS EST UN ALIBI"
Question de droit, cette fois. Amendement du droit quand ses
formes positives sont en contravention avec l'exigence du droit naturel et de
la justice. Le veto russe et chinois n'est pas un argument, c'est un alibi.
C'est l'alibi de ceux qui, secrètement, comptent que Bachar Al-Assad soit assez
fort pour écraser l'insurrection et nous décharger de nos remords. A lui, le
bain de sang. A nous, les larmes de crocodile.
3. Quel type d'intervention ? Et quels "buts" – au
double sens, de buts de guerre (Ziel) et de buts politiques (Zweck) qu'a le mot
chez Clausewitz – pour cette mission de protection des civils syriens ? La
mauvaise foi, dans ce débat, étant sans limite, beaucoup font semblant de
croire qu'il s'agit d'envoyer au casse-pipe, comme en Afghanistan, des
bataillons de fantassins. La réalité n'est pas celle-là. C'est celle, d'abord,
d'une "no fly zone" imposée depuis les bases otaniennes d'Izmir et
Incirlik, en Turquie, et empêchant les avions de Bachar Al-Assad de mitrailler
les femmes et les enfants d'Alep.
C'est celle, ensuite, d'une "no drive zone"
interdisant, toujours depuis les airs, à ses divisions blindées de se déplacer
de ville en ville et d'y semer, elles aussi, la terreur. C'est la proposition
qatarie d'instauration de "no kill zones", sanctuarisées par des
éléments de l'Armée syrienne libre (ASL) équipées en armes défensives. Et c'est
l'idée turque, enfin, de "buffer zones", au nord du pays, offrant un
refuge aux civils qui fuient les combats. Une gamme échelonnée de mesures
faisant entendre au dictateur que le monde ne tolère plus cette boucherie. Et
un scénario assez voisin, au fond, de celui qui fut imaginé, dans les premières
semaines, par la coalition anti-Kadhafi et que seul le jusqu'au-boutisme
suicidaire du "Guide" fit déborder de ses buts initiaux.
Que Bachar Al-Assad soit aussi fou que Kadhafi, qu'il soit
prêt, comme lui, à aller jusqu'au viva la muerte, c'est une possibilité, bien
sûr – mais ce n'est pas l'hypothèse la plus plausible et c'est la raison pour
laquelle ce plan en plusieurs étapes, cette action graduée, dosée, et se
gardant de monter tout de suite aux extrêmes, pourraient être de nature à faire
céder le régime. Assad est un tigre de papier. Il est fort de notre faiblesse.
Que les amis du peuple syrien montrent leur résolution, qu'ils donnent des
signes tangibles de leur capacité à frapper et il préférera l'exil au suicide.
4. Qui pour cette intervention ? Et, concrètement, quelle
force ? C'est là que les situations syrienne et libyenne diffèrent – mais pas,
là non plus, dans le sens que l'on croit. Kadhafi, contrairement à ce qui
s'écrit, disposait d'appuis solides dans la région. Et la Ligue arabe elle-même
qui fut, certes, la première à évoquer une "no fly zone" le fit du
bout des lèvres et non sans donner le sentiment, très vite, d'être effrayée de
sa propre audace.
"ASSAD EST DÉTESTÉ EN AFRIQUE"
Assad, lui, est au ban du monde arabe. Il a été suspendu
très tôt, ce qui ne fut pas le cas de Kadhafi, de ses instances et
organisations. Il est détesté en Afrique. Redouté en Israël. Et il a surtout, à
Ankara, un ennemi déclaré, doté d'une armée puissante, elle-même intégrée à
l'OTAN et qui a deux raisons, au moins, de vouloir en finir avec lui : sa
rivalité ancestrale avec l'Iran qui, elle, soutient Assad ; et la crainte de
voir cette guerre, en se prolongeant, nourrir les velléités sécessionnistes de
sa minorité kurde qui prendrait modèle sur les Kurdes syriens en train, de
l'autre côté de la frontière, de conquérir, les armes à la main, une autonomie
de fait...
Assad est plus isolé que ne l'était Kadhafi. Et la coalition
venant au secours de ses victimes serait à la fois plus nombreuse, plus facile
à mettre en place et à peine moins puissante que celle que composaient, presque
seules, avec l'appui logistique des Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la
France.
5. Quel rôle pour la France dans ce contexte ? Et, au-delà
de la France, pour l'Europe ? Celui (toujours nécessaire, les pièces du
dispositif semblent prêtes à s'emboîter) de l'initiateur, du facilitateur, de
l'architecte. La France a une grande voix. Elle jouit, dans la région, du
prestige que lui vaut son action en Libye. Elle a des liens historiques avec le
pays du Jardin sur l'Oronte et de ce que l'on appelait, jadis, le Levant.
Et le hasard des calendriers fait qu'elle a, pour deux
semaines encore, la présidence tournante du Conseil de sécurité de l'ONU. On
comprendrait mal, dans ces conditions, que le président de la République, nouvellement
élu et jouissant, pour cette raison, d'une autorité morale inentamée, n'utilise
pas les ressources que lui offre la situation. Et il serait navrant de ne pas
tout mettre en œuvre pour hâter la formation de cette grande alliance qui,
seule, fera reculer, puis partir, celui que le ministre des affaires
étrangères, Laurent Fabius a, plusieurs fois, qualifié de "bourreau de son
propre peuple". Catalyser les énergies, fédérer les volontés convergentes
mais diverses, encourager les hésitants, décourager les défaitistes et en
appeler, déjà, à la conscience de chacun et du monde depuis cette tribune
unique que serait un Conseil de sécurité convoqué en urgence et au niveau des
ministres des Etats membres – tel pourrait être le rôle, dans les jours qui viennent,
d'une diplomatie française rompant, comme en Libye, avec le
"védrino-juppéisme".
6. Le risque d'embrasement ? Et si l'implication croissante
de l'Iran dans le dossier ne constitue pas un élément de dangerosité
supplémentaire, qui n'existait pas avec la Libye ? Oui, sans doute. Mais le
raisonnement peut s'inverser. Et ce que l'on découvre, en effet, de la force du
lien entre Bachar Al-Assad et Mahmoud Ahmadinejad, ce que l'on soupçonnait mais
qui se dévoile et pour l'un et pour l'autre, de cet axe, devrait inspirer deux
sentiments.
L'effroi, d'abord, à l'idée que cette révolte antirégime
aurait pu survenir un, deux, cinq ans plus tard, dans un monde où l'allié
iranien aurait atteint ce fameux seuil nucléaire qui est son objectif :
chantage maximal, alors ; prise d'otages, sans réplique, de la communauté
internationale ; et, pire que l'embrasement, la possibilité de l'apocalypse. Et
puis la détermination à profiter de la situation pour tenter d'affaiblir, voire
de briser en son maillon faible, cet "arc chiite" qui, parti de
Téhéran, va jusqu'aux Iranosaures du Hezbollah en passant par Damas et, dans
une moindre mesure, Bagdad : intervenir à Alep, ce sera stopper – et c'est
l'essentiel – une guerre contre les civils qui a déjà fait plus de 20 000 morts
; mais l'intérêt bien compris des nations faisant, une fois n'est pas coutume,
bon ménage avec le souci de l'humanité et des crimes commis contre elle, ce
sera aussi frapper au cœur, avant qu'il ne soit trop tard, ce triangle de la
haine qui menace la région et, au-delà de la région, le monde. Non pas
l'embrasement, mais la réduction du risque d'embrasement. Non pas la guerre,
mais le refroidissement de la centrifugeuse où se préparent les guerres de
demain.
7. L'après-Bachar Al-Assad, enfin ? Et le sort des
minorités, en particulier chrétiennes, que manipule l'ancien régime et dont il
voudrait faire croire qu'il fut le protecteur historique ? La question est
capitale. Et tout est possible – même le pire... – dans un pays ruiné, chauffé
à blanc par la violence et où chaque jour ajoute son lot de désolation, de rage
impuissante, de quête du bouc émissaire et, donc, de règlements de comptes.
"DEMANDER DES GARANTIES QUANT À LA NATURE DU FUTUR
ETAT"
Mais la communauté internationale, d'abord, n'est pas sans
ressource face à des situations de cette sorte, et l'on peut très bien
imaginer, pour cette Syrie de l'après-tuerie, une formule semblable à celle
qui, au Kosovo, empêcha que l'on s'en prît aux Serbes restés sur place et qui,
ici, mandaterait une force onusienne, ou simplement arabe, veillant à la
reconstruction civique du pays.
Et puis rien n'interdit aux chefs de file de la coalition
qui enverra ses avions de la liberté sauver Homs, Houla ou Alep d'assortir leur
initiative de demandes de garanties quant à la nature du futur Etat et au
statut qui y sera réservé aux minorités confessionnelles. De telles garanties
ne sont jamais des assurances, bien sûr. Mais le précédent libyen, là aussi,
fait jurisprudence et foi. Car on y a bien vu comment un Occident ami, secourable,
libérateur, a eu son mot à dire dans les débats de l'après-Kadhafi.
Refus du terrorisme, réduction de la tentation islamiste,
victoire électorale des modérés, évitement, enfin, de la vendetta généralisée :
c'est le signe d'un peuple mûr que l'épreuve des combats a grandi, anobli,
libéré d'une part de ses démons, éclairé ; mais c'est aussi le fruit d'une
fraternité d'armes inédite entre une jeunesse arabe et des aviateurs et
responsables européens qui apparaissaient comme les amis, non des tyrans, mais
des peuples. Le souci de cette fraternité serait, si nécessaire, une autre
raison d'appliquer sans tarder le devoir de protection des civils de Syrie.
Bernard-Henri Lévy, philosophe et essayiste
Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance du
"Monde" depuis 2011. Né en 1948, agrégé de philosophie, dans les
années 1970, il est l'un des "nouveaux philosophes" et se
revendiquera ensuite de la tradition d'engagement intellectuel illustrée par
Jean-Paul Sartre ou par André Malraux. En 2011, il apporte un soutien actif aux
insurgés libyens. Son dernier livre s'intitule La Guerre sans l'aimer (Grasset,
2011).
On n'est pas obligé d’être ok avec la tribune de BHV.Moi je doute,non de sa sincérité dans son combat,mais de l'origine de ce militantisme soudain pour les arabes!
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